BOX 1/3 : textes du livret |
||||||||||||||
|
||||||||||||||
"Mon cinéma est beaucoup mieux adapté à la vision d'un seul spectateur. Je prends les spectateurs un à un, ce qui est l'inverse du cinéma hollywoodien qui a pour principe d'amalgamer le public." Stephen Dwoskin |
||||||||||||||
|
||||||||||||||
Stephen Dwoskin Né à New York en 1939, plus précisément à Brooklyn dans une famille modeste venue d’Odessa, Steve Dwoskin contracte la poliomyélite à l’âge de 7 ans et demeure invalide. Il suit des études artistiques (avec de Kooning et Albers comme professeurs), puis la New York University et la Parsons School of Design. Il fréquente les milieux de Greenwich Village, notamment Andy Warhol, Allen Ginsberg, Robert Frank, découvre le cinéma expérimental avec Maya Deren. Les films « underground » transgressifs de Jack Smith et Ron Rice le marquent. Il publiera plus tard un livre sur ce cinéma, écrit de manière toute personnelle, un témoignage engagé, film is… A cette époque, rappelons que la police américaine procédait à des « descentes » dans certains lieux où l’on projetait les films expérimentaux et qu’elle saisissait et détruisait les copies, arrêtait les organisateurs, cinéastes et quelquefois spectateurs, sur le modèle de la Prohibition ! Ce cinéma inadmissible pour ne pas passer par les standards et les canaux commerciaux était alors taxé de « pornographique ». Après avoir exercé des activités de photographe et de graphiste, Dwoskin travaille pour CBS comme art director tout en réalisant des films personnels avec de la pellicule récupérée. Le premier d’entre eux, Asleep, remporte un prix à la Biennale de Venise. En 1964, il bénéficie d’une bourse pour se rendre en Grande Bretagne où il s’installe et impulse un courant de cinéma indépendant (la London Film-Makers’ Cooperative). Dans les années 1970, il tourne des longs-métrages qui le font reconnaître au-delà du mouvement expérimental et soutenir par des institutions et des chaînes de télévision culturelles (en particulier la ZDF allemande). Après une période consacrée à des documentaires subjectifs sur des artistes, comme le photographe Bill Brandt ou le phénomène des Ballets nègres, son cinéma s’infléchit vers le journal intime à mesure que sa mobilité se réduit. Dans cette œuvre, la division entre New York et Londres au plan géographique se double donc d’une division entre une période expérimentale proprement dite (jeu sur les constituants filmiques, le cadre et le hors-champ, la durée, la répétition) et une période plus complexe du point de vue dramaturgique et narratif. Mais toute son œuvre est une exploration de la problématique du voyeurisme, du rapport à l’autre que cet homme-caméra tente d’approcher ou de s’approprier en dépit de son immobilité, développant toute une dimension tactile du regard. Ainsi Dyn-Amo, qui filme le spectacle théâtral d’une scène de strip-tease minable où deux jeunes femmes se font maltraiter par un gigolo en un cruel et lancinant rituel sado-masochiste. La caméra promène sur la scène un regard sans cesse en défaut, qui rate, décadre, fragmente, jusqu’à fixer avec insistance, au-delà du jeu, du maquillage, le désarroi de l’actrice dès lors mise à nu tout autrement que dans son corps. La fixité, l’obstination de ce plan font se retourner le regard de la « victime » vers le spectateur constitué lui-même en sadique. Tous ses premiers films (Alone, Trixi, Moment, Times For) effectuent une subtile déconstruction du système conventionnel du regard masculin que les genders studies aborderont plus tard au sein du cinéma dit « classique » : c’est d’ailleurs à partir d’une réflexion sur Dwoskin (dont elle était proche à Londres) que Laura Mulvey développa les bases de cette approche en un texte devenu la référence obligée des études « genres ». Sans rien oublier de ses premières expériences limites, Dwoskin tourne Je filme donc nous sommes Si l’oeuvre cinématographique de Stephen Dwoskin est à la fois sublime et inclassable, c’est qu’elle excède toujours les enjeux formels, poétiques ou narratifs qui la constituent. La beauté parfois presque insoutenable de ses films, la virtuosité de ses compositions de cadres, la maîtrise de la lumière, la précision rythmique de la succession et de l’interaction des plans, la mélodie singulière de ses bandes-sons forcent l’admiration. Mais l’essentiel est ailleurs. L’essentiel, c’est l’expérience au double sens du mot francophone, à la fois experience et experiment dont chacune de ses œuvres rend compte et à laquelle chacune de ses œuvres nous convie. Je filme donc je suis pourrait en effet être le premier terme de l’équation cinématographique de Dwoskin. Ses films - que certains ont comparés à ceux d’un entomologiste explorent sans complaisance et sans contraintes morales ou esthétiques préalables l’objet de son regard. Le cinéaste ne montre pas ce qu’il voit, il donne à voir ce qu’il découvre du monde, de soi et de l’autre en le filmant, et que seul le geste cinématographique est à même de révéler : le cinéma comme clé du monde. Je te filme donc tu es, tel pourrait ainsi être le second terme d’une tentative de définition de son œuvre. Ce n’est pas que le cinéaste ait toujours filmé des femmes, mais aussi des hommes, qu’il a aimés, leur offrant en partage l’expérience humaine (ici cinématographique) la plus importante à ses yeux ; c’est plutôt qu’il a toujours aimé ceux qu’il a filmés, sa caméra instaurant avec eux un rapport d’une intensité et d’une intimité rares. La caméra de Dwoskin ne capte en effet rien qui lui préexiste : c’est le rapport qu’elle instaure avec l’autre qui fait advenir les êtres et le monde qu’elle donne à voir. Mais les deux premiers termes énoncés seraient vains s’ils n’étaient complétés d’un troisième qui donne à l’œuvre de Dwoskin sa véritable puissance : je filme donc nous sommes. Le spectateur n’est en effet jamais le tiers exclu de ce rapport à soi et au monde : c’est parce que nous le regardons regardant que les deux premiers termes de l’équation opèrent. C’est de notre propre condition humaine, de notre désir, de notre jouissance comme de notre douleur que ses films rendent compte, radicalement. Cathy Day (retour au menu) A propos de quatre films de Stephen Dwoskin Dans Pain is, Dwoskin remarque : Si vous effleurez le bois avec le doigt, vous sentez le bois ; si une écharde vous blesse, vous allez sentir votre doigt. C’est ainsi que fonctionne la douleur. C’est aussi la manière dont fonctionne le cinéma de Stephen Dwoskin. Ce n’est pas un cinéma lisse que l’on peut se contenter de caresser du regard, d’effleurer de la pensée, un cinéma dans lequel il est permis de s’oublier et d’oublier le monde. C’est un cinéma qui blesse et qui fait exister et qui ravit et qui soigne, un cinéma qui, comme l’écharde fait prendre conscience du doigt, nous fait prendre conscience de notre regard. Dwoskin est le plus souvent envisagé, de par le contexte de son arrivée dans le monde cinématographique, comme un cinéaste expérimental ce qu’il est, à l’évidence, comme tout artiste véritable , mais cela crée un malentendu et des difficultés de distribution de ses films dans la mesure où, aussitôt, on le pense le monde est routinier et la pensée comme avant tout dominé par des préoccupations formelles et, de ce fait, peu accessible à un vaste public et d’ailleurs peu soucieux de le conquérir. Or ce n’est pas ce que dit Dwoskin. En 1981, déjà, il explique : Behindert était destiné à un public de télévision et il était plus facile de lui faire comprendre ce que je voulais dire en me mettant directement en scène. Mon but est de faire des films qui marchent aussi bien au cinéma qu’à la télévision. Et à la question suivante : Un film de télévision est plus vu qu’un film commercial (et a fortiori qu’un film de recherche). Comment vis-tu cette contradiction ?, il répond : Je ne trouve pas ça fascinant. Je pense que beaucoup de gens peuvent comprendre mes recherches. Je crois beaucoup plus au public que les gens qui réalisent des programmes de télévision. Propos qui peuvent paraître convenus, mais, en 2004, dans un texte qui a paru dans le n° 50 de Trafic et intitulé Réflexions. Le moi, le monde, les autres, comment cet ensemble se fond dans mes films, Steve Dwoskin développe les valeurs qu’il attache à son métier de cinéaste. Faute de pouvoir reproduire entièrement ce texte, il convient d’en livrer quelques bribes, car il est remarquable un texte humaniste (nous postulons que ce mot a encore un sens) et plus éloquent que n’importe quel commentaire. D’abord l’exigence de l’artiste : Le cinéma est mon langage, et sans langage, je suis silencieux, et dans le silence, je cesse d’exister. Le silence peut tuer, rester silencieux, c’est se fermer littéralement au sentiment d’humanité (…) J’ai dû trouver ma voie en tant que cinéaste, maintenir un sentiment d’humanité propre ainsi qu’un mode d’expression personnelle. (…) Le projet : Je fais ce que je sais faire. Rien d’autre. Il s’agit de faire des films pour me libérer et, bien sûr, pour libérer les autres, le spectateur en particulier. C’est aussi faire des films qui explorent, qui expriment le moi. Exprimer le moi signifie également l’exposer tout en permettant le dialogue avec les autres. Non seulement le dialogue mais un processus d’investigation et de réflexion pour tous, un «transfert positif» en termes lacaniens. Pour pouvoir l’accomplir, la fabrication du film doit être honnête et révélatrice. Il faut qu’elle porte témoignage sur le sujet, sur le moi. Qu’elle fasse en sorte que le spectateur puisse s’engager avec son moi et ses sentiments propres. Les films, mes films, doivent s’ouvrir à l’allusion et à l’espace intime afin de permettre au spectateur d’y entrer et d’y réfléchir. (…) La forme : Mes films sont fabriqués par un processus réflexif (souvent méditatif) devenant par là même des réflecteurs. Voilà qui oblige à un type (un style) de réalisation en dehors, au-delà des barrières du «récit» conventionnel (au-delà même du voyeurisme). Pour ce genre de films (qu’on qualifie souvent de «personnel»), il n’est pas de dénomination précise. Le cinéma comme une aventure : En raison de cette absence de classification, absence d’explication, ces films paraissent difficiles, voire menaçants pour certains (et pour les conventions établies). L’effet miroir produit par un type de cinéma «personnel» et «expressif» comme le mien (ou celui de quelques autres) présente une image infinie de la vie (…) Considérons que l’expérience de faire (ou voir) un film «personnel» (ou un film sans frontières) est une sorte de voyage en pays inconnu en un lieu où nous ne sommes jamais allés , une histoire d’amour avec quelqu’un nous demandant des choses que nous n’avons jamais faites. Cela devient une aventure, un processus révélateur de l’identité propre. Cela insiste sur le fait que le spectateur doit travailler et regarder. (…) Ce genre de films, mon genre de films, va chercher assez loin pour voir non seulement le beau mais le terrible; les choses apparemment repoussantes qui existent, sont communes à tous les êtres et ont une valeur. Toute glose de ces extraits serait vaine on peut noter la rigueur et la densité de la langue, donc de la pensée. Mais ils permettront, c’est notre espoir, de vivre plus intensément l’aventure des quatre films dont il va être question (et de l’ensemble des films de ce coffret). Ils permettent aussi de lever le soupçon de voyeurisme (on a même parlé de scoptophilie [ ? !]) ou d’exhibitionnisme donc de gratuité trop souvent développé à l’égard de certains films de Dwoskin. Il permettent enfin de «relativiser» des propos du genre : Si le travail qu’a accompli là Stephen Dwoskin est remarquable et méritoire, il n’en demeure pas moins assez imparfait techniquement. A film is like a battleground, love, hate, action, violence and death, in one word : emotion. C’est, bien sûr la manière dont Samuel Fuller définit le cinéma pour Pierrot-Ferdinand. Dans Behindert (1974), Outside in (1981), Pain is (1997), Intoxicated by my illness (2000), les champs de bataille que choisit Steve Dwoskin sont ceux de la paralysie et de l’amour, de la maladie et de la mort, de la souffrance et du plaisir, de la violence des choses et de la douceur des femmes. Et, contrairement à beaucoup d’officiers supérieurs, il n’hésite pas à payer de sa personne. C’est dans Behindert que Dwoskin se met en scène pour la première fois, tout simplement, dit-il, parce que c’est sa propre histoire qu’il raconte. Une histoire simple : un homme et une femme que des titres de films se rencontrent au cours d’une soirée entre amis, ils se revoient, vivent ensemble quelque temps, puis la femme s’en va. Émotion, disions-nous : la séquence de la rencontre dure une quinzaine de minutes, quinze minutes de regards de Carola, femme qui regarde, femme qui est regardée par la caméra, le personnage Steve n’apparaît jamais dans cette première partie du film, il reste l’homme-caméra de ses autres films , femme en représentation, femme saisie dans son intimité intérieure. Il nous semble que jamais les attentes interrogatives, les frémissements de la sensibilité, la curiosité fiévreuse, l’angoisse vague qui accompagnent une première rencontre amoureuse n’ont été mieux montrés. La suite est aussi jubilatoire et déchirante. Le cinéaste nous demande de regarder des choses que nous n’avons jamais regardées et il nous raconte une histoire d’amour qui peine à se frayer un passage dans les aléas du quotidien d’un quotidien handicapé et qui s’y enlisera. La question fiction-réalité n’a pas grand sens si l’on admet que ce qui est réel n’a pas besoin d’être regardé pour exister. Note en passant Les plans sont brefs, le montage saccadé, la prise de vue «tremblée». Le malaise est visiblement voulu. Autrement dit, la technique très voisine de celle du cinéma d’amateur se réclame de l’avant-garde. C’est donc un effet de l’art, un parti pris, écrit Stanislas Gregeois à propos de Behindert dans Télérama en 1977. Nous ne reviendrons pas sur des considérations techniques puisque nous n’avons pas la prétention ni les moyens de faire un travail d’analyse. Mais que dirait-on si des considérations de ce genre étaient développées à propos de Céline, par exemple : Les phrases sont maladroites, la syntaxe tremblée, le vocabulaire approximatif. (…) Autrement dit, la technique très voisine de celle d’un écrivain amateur etc. Quel tort ont pu causer aux films de Dwoskin qui sont aussi bouleversants que des films de Ford ou de Chaplin (ad libitum) des propos de cette encre ? C’est parce qu’ils sont «écrits» comme ils le sont que les films de Dwoskin sont bouleversants. Ce sont les jambes de Dwoskin qui sont paralysées, pas ses capacités techniques, ni son énergie créatrice. Avec Outside in, Dwoskin nous offre un film que nous serions tenté de qualifier de picaresque. Un roman picaresque est une confession imaginaire. Le picaro fait à la première personne du singulier le récit de «ses fortunes et adversités» (…) Aux images stylisées du chevalier ou du berger arcadien (les productions cinématographiques «courantes» ?), le picaro prétend substituer une stylisation narquoise de l’expérience quotidienne dont il ne retient à dessein que ce qu’elle peut présenter de plus dérisoire. En général, l’expérience quotidienne ainsi conçue ne saurait être objet de littérature (ou de cinéma). Steve (le personnage) se retrouve dans des situations étranges, est confronté à des personnages bizarres (ou qui deviennent bizarres du fait de leur rencontre avec Steve justement). Se succèdent farces et aventures avec des femmes, bien sûr, mais aussi avec des hommes et, en particulier avec deux ivrognes qui se sont mis dans la tête que Steve avait besoin d’être aidé. Il est peut-être temps de parler de l’utilisation du comique par Dwoskin : Outside in est un film qui parle du handicap, c’est un film qui est drôle aussi, voire burlesque. Seul, évidemment, un handicapé peut utiliser ce mode pour se mettre en scène comme personnage handicapé. Bergson affirme, d’une part, que peut devenir comique toute difformité qu’une personne bien conformée arriverait à contrefaire (p. 18) et, d’autre part, que nous aurons surtout une impression de comique quand on nous montrera l’âme taquinée par les besoins du corps, d’un côté la personnalité morale avec son énergie intelligemment variée, de l’autre le corps stupidement monotone, interrompant et intervenant avec son obstination de machine. Plus ces exigences du corps seront mesquines et uniformément répétées, plus l’effet sera saisissant. (pp. 38-39) Stephen Dwoskin choisit donc de montrer le corps de son personnage Steve comme un corps potentiellement comique et il n’hésite pas en jouer, soit classiquement (final «apocalyptique» du film où on le voit entraîner dans sa chute une cuvette de W.C. que, rigolard et ruisselant, il enlace), soit de manière plus dialectique (la séquence digne de Buster Keaton au cours de laquelle il rencontre un éditeur qui veut à toute force qu’il s’assoie sur une chaise pivotante… pour simplifier leur entrevue. Comme celui de Keaton, le visage de Steve reste impassible). Le comique peut aussi venir de l’opposition du texte off et de l’image (comme dans les séquences répétées où Steve essaie de rejoindre une femme étendue sur un lit, séquences répétées mais aux infinies et subtiles variations de cadre, de vêtements, de plans, de lumière). Il faut encore peut-être, surtout évoquer cette séquence dans laquelle une femme vêtue seulement d’une petite culotte équipe ses jambes comme s’équipe un écuyer des appareils orthopédiques de Steve et se mesure à la difficulté que présente dès lors chaque mouvement. Á ce moment nous sommes dans la situation décrite par Bergson : elle rit et Steve rit, mais qu’en et-il du spectateur ? Est-ce qu’il rit ? Il faut bien, dit Bergson, qu’il y ait dans la cause du comique quelque chose de légèrement attentatoire (et de spécifiquement attentatoire) à la vie sociale, puisque la société y répond par un geste qui a tout l’air d’une réaction défensive, par un geste qui fait légèrement peur (p. 157). Est-ce ce que voulait dire Stephen Dwoskin quand il craignait que ses films devinssent menaçants pour certains. D’autant que l’on pourrait, sans trop nous semble-t-il solliciter le sens, traduire Outside in par Mon cœur mis à nu. Une des dernières séquences en noir et blanc de Pain is montre un spectacle de clown : une corde est tendue et le clown veut y accéder, il perd plusieurs fois l’équilibre, tombe, se relève, recommence et, finalement, se révèle un merveilleux danseur de corde. Une métaphore de Dwoskin comme cinéaste ? C’est ce que nous pouvons y voir, ce que nous y voyons aussi. Il dit, lui, dans Pain is, La comédie semble refléter la structure d’une douleur, ce déplacement de l’affliction vers la disparition. Il dit encore : Est-ce l’absence de douleur dans une situation qui semble douloureuse qui nous fait rire ? Le rire est un grand réducteur de douleur. Dwoskin ne pourra jamais contrefaire l’homme qui marche et s’il connaît à merveille les lois «mécaniques» du comique, il les plaque non sur du vivant, comme le voulait Bergson, mais sur du vécu. Et c’est sublime. Nous reviennent en mémoire ces deux vers d’un grand mélancolique, Musset, qui s’était trouvé presque seul, un soir, au théâtre français, car on n’y jouait… que Molière et qui, à propos du comique de celui-ci, écrit : Quelle mâle gaîté si triste et si profonde Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer. Pain is est un «documentaire» réalisé pour Arte en vue d’une soirée thématique sur le thème suivant : Qu’est-ce que la douleur ? Nous avons dit documentaire alors qu’il eût fallu parler de réflexion, voire de méditation. Le projet est relativement classique dans la mesure où il s’agit d’une suite de prises de parole, mais c’est Dwoskin qui dit le commentaire une voix chaude, attentive, modeste c’est lui qui mène les entretiens, c’est lui qui problématise (il parle bien d’une quête personnelle, le sujet de tous ses films, en somme). Peut-on élaborer une image de la douleur ? Comment perçoit-on la douleur et comment l’exprime-t-on ? La douleur nous affecte si profondément que nous sommes obligés de lui donner un sens, dit-il (la substance de son travail). Il est surtout question de maladies physiques, psychologiques ou morales, mais ne sont pas omises les douleurs délicieuses ces étranges frontières communes de la souffrance et de la jouissance (un autre thème récurrent de son œuvre), l’érotique de la douleur ou la douleur érotisée (et il se prête lui-même aux expériences nécessaires) , la douleur du sportif arrachant sa fonte ou encaissant des coups, les douleurs extasiées de la religion. Le film est beau et dense parce qu’il est le reflet du regard de Dwoskin, parce qu’il est l’écho de ses angoisses et de son quotidien, parce qu’il donne non à voir mais à regarder et à méditer. On peut, paraît-il, s’arranger de sa douleur souvent pour se libérer de la douleur, il faut plonger dans la douleur Comment appelleriez vous votre douleur, demande Dwoskin à un jeune homme, les Anciens l’appelaient chien ? Je l’appellerais la vie, répond le jeune homme. La vie pour laquelle on se bat (encore un champ de bataille) derrière les murs des couloirs interminables d’un hôpital que Dwoskin parcourt en longs travellings fiévreux ou apaisés. Et il y a ces plans récurrents d’arbres agités par le vent… Extérieur jour pour respirer ? Métaphore de la condition humaine (mais l’homme est plutôt un roseau) ? Hommage au physiologiste Marey qui, grâce au cinématographe, a décomposé, entre autres, le mouvement d’un homme qui marche, mais a aussi filmé la fumée ou les feuilles qui tombent ? Hommage au cinéma qui a permis la reproduction du mouvement et donc de la durée et, subsidiairement, de la vie et de sa fin? Intoxicated by my illness nous parle de la fin proche, de la limite. Mais c’est comme si nous disions que, par exemple, Rigoletto nous parle de la paternité (le sujet est à la mode cette année). Bien sûr, il est question de paternité dans Rigoletto et Rigoletto est intoxiqué par sa paternité. Mais vous reconnaîtrez qu’en disant cela, nous ne disons rien de Rigoletto. Eh bien, Intoxicated est un film opéra avec une partie pour barytons et soprani et une partie pour ténors et mezzo-soprani, la lutte entre frères ou sœurs ou frères et sœurs, ennemis, mais superficiellement puisqu’ils sont frères et soeurs. Un travail voluptueux sur l’image comme une musique avec élaboration contrapunctique, chant et contre chant non, pas champ et contre champ, nous ne sommes pas au cinéma. L’antichambre de la mort, les couloirs parcourus de l’hôpital Saint-Thomas encore, la chambre des urgences, comme une salle de torture avec ses instruments bizarres qui aident paradoxalement à vivre, des femmes en blanc qui se penchent sur des hommes qui souffrent, qui respirent mal, qui meurent un malade au visage de momie longuement scruté avec un drain comme une fleur rose et jaune qui jaillit de son cou. Ces femmes en blanc ont des gestes délicats et sûrs, elles savent comment soulager et parfois elles tourmentent pour soulager. Leur croupe nous employons ce mot car il est exigé par l’image leur croupe cependant est suivieavec insistance par un homme, de ceux qui respirent mal et souffrent et meurent, un homme qui rêve, éveillé peut-être, c’est Steve. Et nous voilà au Venusberg, les femmes sont en noir, les hommes sont toujours allongés nus, enchaînés, ligotés, suspendus, les femmes en noir ont des gestes délicats et sûrs, elles savent comment les soulager, comment les tourmenter pour les soulager. Et le rythme s’accélère et, bientôt, les deux univers se mêlent, se superposent, se repoussent et s’attirent. Les femmes deviennent interchangeables, les en noir et les en blanc. On ne sait plus qui souffre et qui jouit. Et si la mort ? Au fond, nous n’avons voulu dire qu’une chose, même s’il nous a fallu du temps pour la dire : Stephen Dwoskin est un cinéaste infiniment plus important que Steven Spielberg et il est tout aussi infiniment regrettable que la diffusion de leur travail ne soit pas le contraire de ce qu’elle est. Mais, bon, là, maintenant, tout le monde a l’air de trouver cela normal. Michel Barthelemy (retour au menu) |